Ouvrant la porte de son petit deux-pièces, Lilian poussa un soupir. Comme tous les soirs, il avait fini tard : l’horloge accrochée au mur face à lui indiquait huit heures. Il passa la porte en reprenant son souffle, fatigué par les trois étages qu’il venait de monter à pied – l’ascenseur de son immeuble était en panne depuis bientôt huit mois. Personne ne l’attendait à l’intérieur. Lilian vivait seul, une vie calme et répétitive : se lever, aller travailler, rentrer, dormir. Peu de place pour les loisirs quand on ne sort jamais de son travail avant la tombée de la nuit.
Pour se détendre, il se déshabilla lentement et se dirigea vers la salle de bain. L’eau chaude coulant sur sa peau lui apporta un peu de réconfort. Si ses muscles n’étaient plus fatigués par des efforts physiques, sa tête, elle, était encore engourdie après toute une journée à organiser des transferts d’argent et à vérifier des comptes. Il travaillait comme comptable dans une société d’assurance. Du matin au soir, dans son petit bureau, il vérifiait sur ordinateur les différents rapports concernant les comptes des clients de la société, s’assurant que les primes versées correspondaient bien à l’évaluation des risques et à leur évolution au fil des incidents.
Sous sa douche, Lilian eut un sourire amer en pensant à cette phrase : c’était ainsi qu’on lui avait décrit son poste lors de son embauche huit ans plus tôt et même maintenant il ne comprenait pas totalement ce que cela voulait dire. Il passait son temps à comparer des colonnes de chiffres, les ajustant pour qu’ils tombent plus ou moins juste en suivant les critères presque ésotériques définis par sa direction. De plus, sa fonction et ses responsabilités avaient changé au fil des années. Au début de sa carrière, il prenait des décisions, orientant les actions de l’entreprise en fonction des besoins et des situations. Mais depuis trois ans, un nouveau système avait été mis en place. Depuis, son rôle se limitait à appliquer un tampon au bas des pages de calculs imprimés par l’ordinateur – ou, pour reprendre les mots de son chef de service, « par l’agent intelligent de gestion des actifs financiers ». Il ne se faisait pas d’illusions : d’ici peu, le tampon serait aussi pré-imprimé, et il deviendrait un élément obsolète à l’utilité disparue dont on se débarrasserait en invoquant la crise économique.
Comme chaque soir, le comptable secoua la tête pour chasser ces pensées négatives, coupa l’eau et sortit de la douche. Il n’y avait pas de miroir dans cette salle de bain, ni où que ce soit dans son appartement d’ailleurs. Lilian détestait son apparence, et ne faisait aucun effort pour en prendre soin, se limitant à l’hygiène élémentaire. Rien dans son physique ne trouvait grâce à ses yeux : son visage trop carré, qui le faisait ressembler au héros caricatural d’un navet américain des années soixante-dix, était renforcé par ses cheveux coupés courts et ses larges épaules. Bien qu’il ne soit pas sportif, Lilian faisait régulièrement de l’exercice. Il n’aimait pas le métro et sa foule, dont le regard lui pesait et lui semblait parfois presque accusateur, lui préférant la marche à pied. Au fil des années, il avait ainsi pris l’habitude de faire les quatre kilomètres qui le séparaient de son travail à pied tous les matins, ne s’accordant un retour motorisé que le soir, lorsque ses horaires de travail à rallonge lui évitaient l’affluence des heures de pointe.
Bien sûr, il n’avait pas toujours autant négligé son physique ; il avait même tenté différents styles, jusqu’à en trouver un original. Il avait laissé pousser ses cheveux jusqu’en-dessous de ses épaules, s’en servant pour masquer les formes de son visage. Il aimait bien cette nouvelle apparence qui lui donnait un air plus calme, et il avait presque envisagé de se racheter un miroir pour admirer ses progrès de jour en jour. Mais après deux mois, alors que ses nouvelles mèches lui entouraient le cou, il avait trouvé dans sa boîte mail une convocation dans le bureau des ressources humaines pour l’informer d’une sanction à son encontre sous la forme d’un blâme. Durant ce qui lui sembla être une éternité, il dut écouter en serrant les dents un homme au ton sec et froid expliquer qu’une telle coupe de cheveux désinvolte et négligée était inadaptée avec le sérieux et l’éthique que requérait sa profession. De plus, certains de ses collègues s’étaient plaints de ne pas se sentir à l’aise avec lui, « trouvant une telle apparence dérangeante chez un homme ». Il avait bien tenté de se défendre, expliquant qu’il n’était jamais en contact avec un client et que même les autres employés ne venaient que rarement dans son petit bureau, mais sans résultat. Le soir même, la gorge serrée par un sentiment d’impuissance, il passait chez un coiffeur pour retrouver une coupe rase et presque militaire. À la fin de la coupe, alors qu’on lui demandait son avis sur le résultat, il soupira : J’ai remis mon plus horrible costume.
Lilian se sécha rapidement et enfila un t-shirt ample et un short de nuit, puis sortit de la salle de bain. Il alluma d’un geste la petite télévision installée sur une étagère et choisit une chaîne d’information en continu tout en se dirigeant vers la cuisine. Il écouta le flot de mauvaises nouvelles en faisant bouillir de l’eau pour réchauffer des nouilles instantanées. Comme toujours, les mauvaises nouvelles se succédaient. Des manifestations contre la retraite à 71 ans, la guerre qui s’intensifiait au Moyen-Orient, une nouvelle maladie découverte en Amérique du Sud… Il interrompit le flot amer des catastrophes et s’assit sur son petit canapé, ouvrant un livre d’une main tandis qu’il dégustait ses pâtes de l’autre.
Le pot de ramen était fini depuis longtemps et avait été abandonné au pied du canapé, rejoignant trois autres boîtes qui attendaient leur transfert vers la poubelle. S’apercevant qu’il venait de relire plusieurs fois la même phrase, Lilian releva la tête de son livre. Quelque chose n’allait pas. Le décor qui l’entourait était toujours celui de son appartement, figé dans une routine immuable. Rien ne semblait avoir changé, mais son instinct l’avertit. Après avoir regardé autour de lui, il inspira pour soupirer et s’arrêta net : une odeur de combustion, mélange de papier et de bois brûlé, flottait dans l’air. Fronçant les sourcils, il partit vérifier son coin cuisine, mais les plaques de cuisson étaient éteintes. Reniflant tout autour de la pièce, il suivi l’odeur jusqu’à sa porte d’entrée.
Une fois ouverte, sur le seuil, une scène de dévastation l’attendait. De la cage d’ascenseur sortaient d’immenses flammes, s’infiltrant entre les écarts de la porte. La fumée avait commencé à s’accumuler au plafond, remontant par les escaliers d’un étage à l’autre. Hébété, Lilian s’immobilisa un instant avant de comprendre que la totalité de l’immeuble était en feu. Il se rua chez lui pour attraper un torchon qu’il passa sous l’eau avant de le plaquer contre son visage. Respirer ainsi était difficile, mais cela valait mieux qu’avaler la fumée – il avait vu assez de reportages pour le savoir.
Il ressortit de l’appartement et se dirigea vers les marches menant au rez-de-chaussée. Il n’y avait que quelques mètres à parcourir mais des braises volaient dans toutes les directions, rendant sa progression difficile. Alors qu’il passait les dernières portes du vieux couloir, il entendit des coups violents frappés sur un panneau de bois, accompagnés de hurlements. Le bruit venait de derrière lui, dans l’appartement de sa voisine. Elle était infirmière, et il savait qu’elle travaillait à cette heure-ci, mais elle avait un fils. Sans hésiter, il fit demi-tour.
Le temps que Lilian atteigne la porte, les coups avaient cessés. Il tourna la poignée, mais la serrure était bloquée : le panneau de formica s’était probablement dilaté sous l’effet de la chaleur, et il était impossible de l’ouvrir. Reculant de quelques pas pour prendre son élan, il fonça sur l’ouverture – quitte à ressembler à un personnage de film, autant les imiter. Son premier coup arracha des craquements à la porte ; au second, une fissure apparut sur le panneau de bois. Enfin, le troisième impact la cassa en deux, le laissant pénétrer dans la pièce.
L’appartement était légèrement plus grand que le sien, composé de trois pièces. Il passa de l’une à l’autre rapidement et finit par trouver le jeune garçon d’une douzaine d’années, recroquevillé dans ce qui était sans doute sa chambre. Il toussait, respirant avec difficulté dans cette atmosphère pleine d’une fumée noire, les joues striées de larmes de panique. Il avait visiblement renoncé à tenter de sortir de son logement, incapable d’ouvrir la porte.
Lilian n’était pas préparé à une situation comme celle-ci. Il n’avait pas l’habitude des jeunes garçons – ni des jeunes en général, d’ailleurs. Le temps pressait ; la chaleur commençait à créer des fissures dans le béton qui composait les murs et le plafond, et par endroits de petits morceaux se détachaient et tombaient au sol. Le comptable en assurance désemparé fit la seule chose qui lui passa par la tête à ce moment-là : s’agenouillant près du garçon, il le prit dans ses bras et le serra fort contre lui, lui répétant « Ça va aller » pendant plusieurs secondes. Au moment où il pensait que cela ne servait à rien, l’adolescent eu un reniflement et inspira à fond, regagnant un semblant de cohérence.
— Viens, lui dit Lilian. Il faut sortir d’ici ; j’ai dégagé la porte.
— Mon devoir de maths ! Je peux pas partir sans mon devoir de maths !
La réponse était tellement absurde qu’un instant, Lilian se retint de rire. Mais la panique et la confusion se lisait sur les traits du collégien. Le soulagement momentané qu’il avait ressenti dans les bras de Lilian ne dura pas ; le garçonnet semblait se focaliser sur l’idée de son devoir, comme si cela pouvait lui éviter de refaire une crise de panique.
— Prends mon masque et descends. Je vais chercher ton devoir, et je te rejoins avec, d’accord ?
— Je vous attends !
— Non, toi, tu descends. Je serais derrière toi dès que je l’aurais retrouvé. Allez, file !
Le garçon finit par se laisser convaincre. Prenant le masque de chiffon mouillé et le plaquant sur son visage, il s’enfuit vers l’escalier. Pendant ce temps, Lilian fit ostensiblement mine de chercher le devoir perdu, faisant attention à faire suffisamment de bruit pour que son jeune protégé ne revienne pas en arrière. Finalement, lorsqu’il estima que l’enfant était hors de portée, Lilian lâcha tous les papiers et se précipita à son tour vers l’extérieur.
Dans l’immeuble, la situation avait empiré. Les flammes étaient partout, la fumée dense. Sans son masque, Lilian respirait avec difficulté. Il toussait de plus en plus fort et traverser le couloir était une épreuve terrible. Cherchant de l’air frais, il s’accroupit. Sa progression était plus lente, mais l’air plus respirable. Un pas après l’autre, en évitant les foyers qui se multipliaient, il se dirigea lentement vers l’escalier. Sa tête commençait à tourner ; la chaleur l’étourdissait peu à peu. Ses poumons étaient envahis par les nuages de suie qui émanaient des matières calcinées. Devant lui, à un pas, il voyait le palier.
Il s’approcha encore, posant le pied sur la première marche. Mobilisant toute sa volonté pour rester conscient, il fit un pas, puis un autre. Mais au troisième, un énorme fracas retentit. Dans un grondement assourdissant, le bloc qui constituait l’étage supérieur s’effondra soudainement sur lui. Les fissures s’étaient propagées peu à peu, affaiblissant la structure de béton vieille d’un demi-siècle. Comme au ralenti, il vit l’énorme masse grise s’affaisser dans sa direction. Une douleur aigue lui transperça tout le corps avant d’être remplacée par un abandon miséricordieux. Il sentit sa conscience disparaitre, et ce fut le noir.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, Lilian se trouvait dans une pièce aux murs blancs. Sa tête tournait légèrement. Il regarda autour de lui, confus. Il était assis sur une chaise assez classique, faite dans une sorte de plastique étrange et légèrement chaud au toucher. Une fenêtre dans un coin de la pièce apportait une lumière douce, légèrement rosée, comme celle d’un lever de soleil en été. Quelques autres chaises s’alignaient le long des murs, mais aucune n’était occupée. Face à lui, sur une table basse en verre avec une armature en métal doré, des magazines s’offraient à sa lecture. Il en prit un, mais il n’arrivait pas à le lire : les lettres semblaient bouger et vaciller devant ses yeux.
L’endroit était silencieux. Le seul bruit ambiant était le tic-tac vibrant d’une grosse horloge accrochée au-dessus d’une porte en bois beige clair. Elle paraissait étrange, mais il fallut quelques secondes à Lilian pour comprendre pourquoi : les aiguilles de l’horloge tournaient à l’envers, remontant les chiffres l’un après l’autre. Décontenancé, il s’approcha de la fenêtre. Sous ses yeux se trouvait un paysage étrange, presque fantastique : une ville formée d’un ensemble de grands bâtiments argentés, à l’aspect doux et courbe, presque organique. Les rues étaient pavées de pierres vertes translucides qui ressemblaient à des émeraudes. Elles étaient vides : personne ne s’y promenait, comme si l’endroit était inhabité. Le soleil n’était pas visible dans le ciel teinté de rose et d’orange mais il semblait être sur le point de se lever. Au début, le jeune homme pensait se trouver face à l’est, mais lorsqu’il se pencha légèrement, il découvrit un autre phénomène étrange : où qu’il regarde, l’horizon était de la même couleur, comme si l’aurore apparaissait de tous les côtés à la fois.
Un bruit derrière lui le fit se retourner. La porte sous l’horloge venait de s’ouvrir. Dans son encadrement se tenait un homme assez âgé. Son visage était rasé de près mais portait de nombreuses rides sur le front et au coin des yeux. Il avait des cheveux blancs, qu’il portait assez courts. Ses yeux verts étaient plein de joie, comme s’il se réjouissait de chaque inspiration qu’il prenait. Son sourire était amical et apaisant, comme celui d’un grand-père qui regarde son petit-fils pour la première fois. Autour de lui, chatoyant et changeant, un halo de lumière bleutée lui donnait une apparence de sainteté. Étrangement, Lilian avait l’impression de le connaître sans l’avoir jamais vu, comme s’il faisait partie de lui sans qu’il en ait vraiment conscience. Avec une voix grave et posée, l’homme prit la parole :
— Lilian, c’est bien cela ? Bienvenue.
— Merci, monsieur… ?
— Je me nomme Harahel. Je suis l’agent en charge de votre accueil et de votre orientation. Suivez-moi, je vous prie.
Il conduisit son interlocuteur dans une large pièces aux murs arrondis. Le blanc était, là aussi, la couleur dominante, tapissant les murs et le plafond. Au centre se trouvait un grand bureau en bois sombre, formant un contraste frappant dans cette pièce claire. Il était décoré de moulures et de quelques gravures originales. Il n’était jamais entré dans le bureau du directeur de son ancienne compagnie, mais c’est exactement ce genre de meuble qu’il s’imaginait y trouver. Derrière se trouvait un large siège rembourré dans une matière étrange, qui ressemblait à une sorte de cuir noir. Harahel contourna le bureau et s’assit, tout en faisant signe à son invité de prendre place sur une chaise placée de l’autre côté, ornée elle aussi d’un petit coussin en cuir.
— Tout d’abord, permettez-moi de vous adresser toutes mes félicitations, reprit l’homme aux contours lumineux. Le jeune garçon que vous avez aidé a réussi à atteindre le bas de l’immeuble et a été pris en charge par les pompiers ; il n’avait que des brûlures mineures et une légère intoxication due à la fumée, et il n’aura aucune séquelle.
— C’est… une bonne nouvelle, j’imagine, répondit Lilian, un peu hésitant. Mais en voyant cet endroit et votre apparence, je suppose que ce n’est pas mon cas ? Je me souviens du béton qui me tombait dessus, puis plus rien.
— Je suis au regret de vous informer que c’est exact. Je dois vous adresser mes condoléances, j’imagine ? Normalement, c’est quelque chose qui est plutôt destiné à la famille du défunt, mais en la circonstance… Quoi qu’il en soit, vous êtes la seule victime. Le bruit que vous avez fait en cassant la porte a réveillé les autres personnes de l’immeuble, ce qui a permis à tout le monde d’évacuer les lieux. Vous pouvez être fier de vous : vous avez évité une catastrophe.
— Fier… Où suis-je ? Je n’ai jamais vu de ville telle que celle-ci. Est-ce le paradis ? Ou l’enfer ?
Lilian n’avait jamais été particulièrement croyant. Il avait été baptisé étant enfant et avait même fait sa première communion, mais rien de plus. Confronté à la preuve irréfutable de la vie après la mort, il était soudain angoissé par ce qui allait suivre.
— Vous n’êtes pas à proprement parler dans une ville. La Cité d’Argent, l’endroit que vous voyez, n’est pas un lieu au sens que vous donnez à ce mot, pas plus que je ne suis… quoi que ce soit que vous pensiez que je suis. Ce n’est qu’une tentative de votre esprit pour donner un sens à ce qui échappe à votre entendement. Si vous préférez, vous pouvez imaginer tout ceci comme une métaphore de la réalité qui se cache au-delà de ce que vous appeliez l’Univers.
— Ce n’est pas beaucoup plus clair.
— Je suis désolé, mais cela ne peut que difficilement l’être. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le paradis. Ce n’est pas l’enfer non plus, rassurez-vous – simplement un endroit de passage. Vous allez vous réincarner, probablement dans un autre univers que celui d’où vous veniez ; vous aurez une autre vie qui, je vous le souhaite, sera épanouissante et agréable, puis vous reviendrez ici, et ainsi de suite. Sachez néanmoins que votre courage au moment de votre mort vous donne le droit à un gros bonus !
— Un bonus ? Comme… comme dans les assurances ?
— Si vous voulez. Le but du Grand Système – le multivers, la conscience de la création, en un sens – est de créer du bonheur et de l’émotion pour les êtres intelligents qui peuplent les univers. En sauvant la vie de ces gens, vous avez contribué positivement à ce but, et je vais donc avoir le plaisir de vous récompenser pour cela.
— Le bonheur et l’émotion… vous me pardonnerez, mais cela me paraît difficilement crédible, remarqua Lilian avec amertume en repensant aux actualités qu’il avait entendues quelques heures avant sa mort.
— Je comprends vos doutes, répondit Harahel en soupirant. Les êtres conscients ont une certaine tendance à s’entretuer. Mais cela ne change rien à ce que souhaite le Système. Comme on dit sur votre planète, on ne peut pas toujours avoir ce qu’on veut. Nous observons les univers, mais il nous est interdit d’y intervenir. Nous ne pouvons que compter sur les gens qui y habitent. Parfois, ils font preuve de courage, de bonté et d’amour, comme vous l’avez fait.
— En d’autres termes, vous allez me récompenser dans l’espoir que dans ma vie suivante, je recommence à aider des gens ?
— En quelques sortes. Mais, vous vous en doutez, vous ne vous souviendrez pas de votre passage ici. Néanmoins, votre âme – le cœur même de ce que vous êtes et de votre personnalité – restera la même. Vous êtes une personne qui n’a pas hésité à risquer et à sacrifier sa vie pour un enfant apeuré. Cela ne changera pas. Si dans votre prochaine vie, vous veniez à occuper une position de pouvoir, alors… peut-être que cette bonté aura des effets plus larges. En tout cas, c’est ce que nous espérons.
— Vous voulez dire que tous les dirigeants et chefs d’entreprise sont des gens avec cette bonté d’âme dont vous me parlez ? Parce que si c’est le cas, je préfère vous le dire tout de suite : votre tactique ne fonctionne pas.
— Si seulement, fit Harahel en pouffant. Malheureusement, vous surestimez grandement le nombre d’âmes bonnes et généreuse que les univers comportent. L’immense majorité des gens ne sont pas spécialement mauvais, mais pas spécialement bons non plus : ils pensent simplement à leurs intérêts personnels, font de leur mieux pour survivre dans un monde complexe et arrivent à la richesse ou à la gloire par pure chance. Mais de temps en temps, pour des gens particulièrement méritants, nous pouvons… donner un coup de pouce.
L’être leva la main sans cesser de sourire. Devant lui, suspendu dans le vide à quelques centimètres au-dessus du bureau, une sorte d’écran apparut, scintillant. Il paraissait transparent, permettant à Lilian de voir des caractères écrits dans un alphabet qu’il ne connaissait pas. Tapotant sur différents symboles, l’homme entouré de lumière reprit la parole.
— Au vue de votre personnalité et de vos goûts littéraires, j’aimerais vous proposer de vous réincarner sur Üdar. C’est un petit univers assez intéressant, relativement jeune. Sa civilisation est moins développée que celle du monde d’où vous venez, bien sûr, mais… il y a d’autres avantages.
— D’autres… que voulez-vous dire ?
— Je vois dans votre dossier que vous aimez les histoires fantastiques, avec des sorciers et des monstres. Sur Üdar, la magie n’est pas qu’une histoire : c’est une réalité tangible qui participe à la vie quotidienne des habitants, comme la technologie le fait dans votre monde. La maîtriser demande une certaine pratique et de l’entraînement, bien entendu, mais… avec de la volonté, et si nous activons les pouvoirs voulus dans votre nouveau corps, cela ne devrait pas vous poser de problèmes.
Lilian écarquillait les yeux, stupéfait. Depuis toujours, il avait adoré les histoires de dragons et de héros, de grands magiciens et de chevaliers. Les seuls amis qu’il s’était fait, alors qu’il faisait ses études, étaient des étudiants qui, comme lui, jouaient à Donjons et Gobelins, un jeu de rôle passionnant où il incarnait une sorcière taciturne. Encore à présent, assis sur le siège confortable de cette pièce étrange, il se souvenait de l’exaltation qui l’envahissait lorsqu’il entrait dans la peau de ce personnage. C’étaient les seules fois de sa vie où il s’était vraiment senti à sa place.
— Üdar est un univers assez peu dense en âmes, donc votre transfert ne devrait pas poser de problème particulier. J’ai conscience que la phase de croissance, et particulièrement la période que vous nommez « bébé », est assez désagréable, mais c’est un processus obligatoire. En ce qui concerne votre bonus… Que désirez-vous ?
— Vous avez parlé de magie. Mon bonus pourrait-il me permettre de m’en servir ?
— Oui, bien entendu. Oh, il existe un type de magie particulière, la magie de guérison… Elle ne s’obtient que grâce à ce bonus. Je peux vous la débloquer, si vous le souhaitez ?
— Ce serait parfait.
Harahel fit un autre geste de la main. Une sorte de tasse fumante, contenant une boisson noire qui ressemblait à du café, apparut en l’air devant lui, et il l’attrapa.
— Ah… rien de tel que ce café pour m’aider à me concentrer. Je ne vous en propose pas – le café éternel a des effets assez désagréables sur les âmes humaines. Je valide donc votre transfert sur Üdar.
Il porta la tasse à sa bouche tout en pianotant sur l’écran en face de lui. Soudain, il poussa un cri de douleur, comme s’il venait de se brûler avec le café qu’il avait siroté. Il eut un geste brusque, recrachant le liquide encore fumant sur le bureau. La tasse décrit alors un arc de cercle majestueux, s’envolant dans les airs. La boisson qu’elle contenait resta un instant en suspension dans le vide avant de retomber, implacable, vers l’ordinateur céleste. Celui-ci se mit à grésiller, puis à vibrer. Une sorte d’onde de choc explosa à l’intérieur, irradiant dans toute la pièce.
— Oh, mer…
Lilian n’eut que le temps d’entendre ce mot avant que l’onde ne l’engloutisse. Tout autour de lui devint blanc, et il perdit conscience à nouveau.
Lorsqu’il revint à lui, Lilian éprouvait une sensation étrange. Ce n’était pas de la douleur, plutôt une impression de vide, d’absence. Il voulut ouvrir les yeux, avant de s’apercevoir qu’il n’en avait pas. Il était conscient, capable de penser, mais il n’avait pas de corps autour de lui. Son sens de la vue avait totalement disparu : il ne faisait même pas noir, c’était moins que ça. Ses mains ne touchaient rien, et aucune odeur n’était là, ni même l’absence d’odeur. Soudain, une voix féminine aux accents robotiques résonna dans sa tête.
— Erreur système. Une âme est présente dans un Univers sans réceptacle corporel. Voulez-vous activer la procédure de récupération ?
— La procédure de quoi ? Qui est là, et comment est-ce que je parle ? Pensa Lilian en retour.
— Votre réponse n’a pas été comprise. Cet appareil est actuellement en mode restreint : les réponses acceptées sont Oui et Non. Voulez-vous activer la procédure de récupération ?
— Je… Oui ? J’imagine que oui ?
— Réponse enregistrée. Activation de la reconstruction corporelle. Désactivation du mode restreint. Vous allez maintenant être guidé dans les étapes de la procédure par l’assistant mental. Veuillez noter que le mode de résolution des problèmes sera activé jusqu’à votre retour dans la Cité d’Argent. Pour plus d’informations pendant votre entraînement, veuillez vous adresser à votre Agent Céleste référent.
— Que… Quel entraînement ? De quoi vous me parlez ?
— Reconstruction en cours. Veuillez indiquer votre espèce.
— Espèce ? Je suis un humain, non ?
— Enregistré. Humain. Veuillez indiquer votre âge.
— 32 ans.
— Réponse incorrecte. Tout âge supérieur à dix ans doit être paramétré par l’Agent Céleste en utilisant une Table d’Argent. Merci de vérifier les paramètres de votre entraînement auprès de votre Agent Céleste référent.
— Une table de… Comme la cité ? Attends, c’est l’espèce d’écran qu’utilisait Harahel ?
— Réponse incorrecte. Veuillez indiquer un âge entre zéro et dix ans.
— Va pour dix ans… au moins, j’éviterai la phase bébé.
— Enregistré. Veuillez indiquer votre couleur de cheveux.
— Ma… attends, je viens de comprendre. Je suis en train de créer mon futur corps, c’est ça ?
— Information : vous êtes actuellement dans le menu d’édition de vie, servant à l’incarnation des Agents Célestes dans les Univers à des fins de résolutions d’erreurs système ou d’entraînement. Vos choix actuels serviront à paramétrer votre avatar.
— Mais… je ne suis pas un agent céleste, moi. Je suis un humain.
— Information : vous êtes actuellement dans le menu d’édition de…
— Ça va, merci, j’ai compris. C’était quoi, la question, déjà ?
— Veuillez indiquer votre couleur de cheveux.
— Puisque je peux choisir… Disons rose ?
— Enregistré. Attention : les cheveux naturellement roses n’existent pas dans l’univers de destination. Confirmer ce choix ?
— Oui. Ça fera les pieds aux RH, tiens… même s’ils ne le sauront jamais.
— Enregistré. Veuillez indiquer votre genre.
— Masc… attends une seconde.
Lilian s’arrêta au milieu de sa phrase, soudain songeur. Un ensemble de souvenirs lui revenait en bloc : les cheveux qu’il avait essayé de faire pousser, le personnage qu’il jouait dans ses années de fac, son dégoût lorsqu’il se regardait dans le miroir. Il hésita un instant.
— Quels sont les choix possibles ?
— Information : les genres les plus courants dans l’Univers de destination sont masculin et féminin. Néanmoins, certains individus ne s’inscrivent pas dans cette dualité.
— Une femme… Je peux être une femme ? Je ne suis pas obligé d’être un homme ?
— Information : le choix de genre est ouvert lors de la création de l’avatar. Par ailleurs, tant que le mode de résolution des problèmes sera activé, ce choix pourra être modifié.
— Dans ce cas, je valide mon choix : femme. Enfin…
— Enregistré. Préparation à la génération de l’avatar.
— Quoi, c’est tout ? Je n’ai pas à choisir ma couleur de peau, mes yeux ou je ne sais quoi ?
— Information : le choix de couleur de peau est aléatoire, déterminé par la couleur majoritaire de la région de destination. Votre région de destination dans cet Univers a été paramétrée par le biais d’une Table d’Argent avant votre départ de la Cité d’Argent et n’est donc plus modifiable.
— Et donc, je serai… ?
— Information : votre couleur de peau sera rose pâle. Par ailleurs, la couleur de l’iris des Agents Célestes est définie comme étant dorée pour tous les Agents. Ceci est une conséquence de l’activation du mode de résolution des problèmes et ne peut pas être modifié.
Rose… cela veut dire que je serai blanc, se dit Lilian. Enfin, blanche. C’est tellement savoureux… blanche. Rien que d’y penser, j’en frissonne. Je suis une femme aux cheveux rose et aux yeux dorés… je vais détonner, je pense. Mais il faudrait que je change de nom… pourquoi pas Lilianne ?
Lilianne se retrouva soudain assaillie par un flot de sensations qui la submergea presque. Elle se rendit compte que la vue lui était revenue. Une forme fantomatique, flottant dans les airs, se tenait sous elle. Sans savoir comment, elle eut la certitude immédiate que c’était son propre corps qui apparaissait peu à peu dans le vide. Elle était plutôt menue, un peu petite pour une enfant de dix ans. La lumière s’intensifia, se matérialisant autour d’elle comme un cocon. Sa perspective changea et elle se retrouva à l’intérieur de l’ectoplasme ondulant. Éblouie, elle ferma ses yeux à peine créés ; lorsqu’elle les rouvrit, la silhouette nébuleuse s’était transformée en un corps de chair et d’os.
Elle se sentit flotter doucement, comme attirée vers le sol situé à quelques centimètres sous ses pieds. Au moment où elle touchait terre, elle perdit l’équilibre ; elle trébucha et se rattrapa de justesse à un arbre. Elle prit quelques secondes pour s’adapter à son nouveau centre de gravité et à ce corps plus petit et plus jeune que celui qu’elle avait quitté dans son ancien monde, puis regarda autour d’elle.
Elle se trouvait au milieu d’une forêt composée d’arbres d’un genre qu’elle ne connaissait pas. Elle n’avait jamais étudié la botanique, mais elle était presque certaine qu’aucun arbre sur Terre n’avait de feuilles d’un violet fluo parcourues par des ramifications lumineuses dont la couleur variait du jaune au bleu clair comme un bandeau à LED. Leur apparence générale restait relativement similaire : un tronc, des branches, des feuilles. De la mousse poussait sur le sol et sur quelques troncs. Près d’elle, un gros rocher formait un mur naturel duquel coulait doucement un mince ruisseau à peine plus large que sa main, qui allait se perdre un peu plus loin. Il faisait sombre sous les arbres denses, la lumière étant masquée par la canopée qui s’étendait partout au-dessus d’elle.
L’air qu’elle respirait lui semblait plus frais, plus pur et moins chargé en odeurs d’essence. Elle qui avait toujours vécu en ville découvrait les senteurs de la forêt, depuis le parfum humide de la mousse imprégnée par la rosée aux notes capiteuses, un peu entêtantes, des feuilles en décomposition sous les arbres. Partout, des sons assaillaient ses oreilles : des oiseaux qui conversaient d’une branche à l’autre en une douce mélodie, des insectes qui faisaient résonner leur chant d’amour grinçant, cachés dans un tronc. Par instant, elle entrevoyait même des petits animaux qui grimpaient autour d’elle. Un jour, à la télévision, elle avait entendu le terme de « forêt primaire ». C’était ce qu’elle avait sous les yeux : un lieu sauvage et intact, sans la moindre marque d’outil ni de trace de pas, à l’exception des siens.
— Information : procédure de création d’avatar terminée. Le menu d’édition de vie va à présent se fermer. Pour modifier l’avatar de votre incarnation actuelle et l’adapter aux éléments rencontrés dans l’Univers en cours, veuillez utiliser votre Table d’Argent. Note : afin de faciliter le diagnostic et la résolution des erreurs rencontrées par le Grand Système dans l’univers actuel, un assistant proactif pourra proposer des modifications par commande mentale tant que le mode de résolution des problèmes sera activé.
Lilianne sursauta lorsque la voix robotique résonna à nouveau dans sa tête. Maintenant qu’elle disposait à nouveau d’un corps, l’expérience était étrange : elle ne l’entendait pas avec ses oreilles, mais elle avait néanmoins l’impression de percevoir un son, comme si elle entendait directement avec son cerveau. Elle essaya d’appeler la voix pour en savoir plus sur cet assistant proactif, mais sans succès. Pestant contre la maladresse d’Harahel, elle se mit en route à la recherche d’un chemin pour sortir de cette forêt.
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"Il s'agissait d'une créature équine, un peu plus grande qu'un cheval de course. Sa robe était d'un blanc pur, brillant de mille reflets sous l'éclat du soleil. Mais ce qui fascinait le plus la jeune enfant, c'était l'unique corne torsadée qu'elle portait en plein milieu du front."
Et si la mort était une seconde chance ?
Lorsque Lilian trouve la mort au cours d’un incendie, c'est sous la forme d’une fillette de dix ans, prénommée Lilianne, qu’il choisit de renaître. Aidée par un assistant vocal en provenance de l'au-delà, elle apprend la magie, la botanique et la médecine. Aux côtés des jumeaux Tuc et Laï, elle découvre son nouvel univers et les nombreux dangers qu'il recèle. Ses pouvoirs seront-ils suffisants pour affronter les démons, les monstres et les maladies mystérieuses ?
Après sa mort dans un incendie, Lilian se retrouve dans la peau de… Lilianne, réincarnée par erreur dans un nouveau monde et un nouvel univers avec en prime un assistant vocal personnel en provenance de l’au-delà ! Pratique pour maîtriser la magie et découvrir l’art de la botanique, par exemple.
Mais entre les courses-poursuites dans la forêt, la découverte et les combats contre les monstres, les démons et les maladies tenaces, Lilianne ne saura plus où donner de la tête ! Et qui sait, peut-être pourra-t-elle en profiter pour sauver le duché de Mädukr ?
Après une réincarnation ratée, Lilianne est propulsée dans l'univers merveilleux d'Üdar. Accompagnée d'un assistant vocal en provenance de l'au-delà, elle découvrira la magie et s'embarquera dans une quête dans son nouveau monde adoptif !
Passionné par les univers imaginaires depuis son enfance, la curiosité et l'esprit inventif de Yann l'ont poussé à s'essayer à différents styles d'écriture.
En 2020, la pandémie du COVID-19 a constitué pour lui un déclic. Il participe au concours d'écriture NaNoWriMo et relève le défi de réaliser, en seulement 11 jours, la version initiale du premier tome de sa série "Life in Debug Mode". Avec elle, il tente de faire migrer les codes et le style japonais de l'Isekai dans le paysage littéraire français, offrant un hommage à ce type de littérature fantastique.
Il se positionne maintenant comme l'auteur des adolescents et des passionnés de mangas souhaitant découvrir une autre facette de leur genre préféré.
Votre roman est captivant. Et franchement, j’ai adoré. Je ne me suis pas ennuyée une seconde en la lisant. Votre manière de raconter retient vraiment l’attention.